ROGER BACON

ROGER BACON
ROGER BACON

Polémiste infatigable, philosophe hardi, mathématicien, logicien, grammairien et expérimentateur accompli, Roger Bacon est la figure la plus originale de la pensée franciscaine du XIIIe siècle. Se disant lui-même «très savant en toutes sciences» et lecteur d’Aristote «plus qu’aucun autre» avant lui, il est à la fois le premier promoteur de la méthode expérimentale et le plus grand linguiste de son temps.

Un souci de réorganiser le savoir

Né dans le Dorsetshire entre 1212 et 1220, Roger Bacon étudie les arts à Oxford puis à Paris, où il conquiert la maîtrise et où il est l’un des premiers à commenter la Physique et la Métaphysique d’Aristote. De retour à Oxford en 1247, il se consacre aux «études expérimentales» sous l’influence de Robert de Lincoln (Grosseteste) puis entre dans l’ordre franciscain avant de revenir à Paris en 1257. Là, il est contraint au silence, ne pouvant ni enseigner ni publier sans censure préalable. En 1265, le pape Clément IV (Guy Foulques) lui demande communication de ses travaux, n’ayant pas compris qu’ils n’étaient encore qu’à l’état de projet. Obligé de rédiger en quelques mois un Écrit principal qui couvrirait toutes les branches négligées du savoir, Bacon ne peut guère que multiplier les esquisses et les programmes, produisant ainsi successivement trois préambules plus ou moins achevés: l’Opus maius , l’Opus minus et l’Opus tertium (1267). Après la mort de Clément IV, il continue d’accumuler les réalisations partielles: travaux de linguistique (grammaire grecque, grammaire hébraïque), de mathématiques, de physique, de perspective, d’astronomie, d’alchimie et de médecine, avant de donner, vers 1271-1272, les premiers éléments organisés d’une vaste encyclopédie de la philosophie (Compendium philosophiae ). Entre 1277 et 1279, le ministre général de l’ordre franciscain, Jérôme d’Ascoli, le fait emprisonner pour «certaines nouveautés suspectes». Bacon meurt en 1292, laissant une dernière œuvre, le Compendium studii theologiae .

Assez traditionnelle dans son contenu, empruntant à la fois aux maîtres parisiens et à la théologie franciscaine, la philosophie générale de Bacon s’accorde souvent avec celle de saint Bonaventure. C’est ainsi, par exemple, qu’elle reprend la thèse de l’unité essentielle de la matière – distinguée dans les trois espèces de la matière spirituelle (des êtres séparés et impassibles), de la matière sensible (des corps sublunaires soumis à la fois au mouvement et au changement) et de la matière intermédiaire (des corps célestes soumis au seul mouvement) – et qu’elle accueille les notions de pluralité des formes et de degrés formels.

La psychologie de Roger Bacon est plus difficile à classer. On y distingue trois grandes phases, des commentaires parisiens d’Aristote aux trois Opera. Dans ses Quaestiones supra undecimum primae philosophiae Aristotelis , il fait de l’intellect agent et de l’intellect possible deux parties – l’une supérieure, l’autre inférieure – de l’âme humaine. Dans ses Quaestiones alterae , il rejette cette opinion, qu’il attribue à tort à Averroès, et il se range à l’avis d’«Alfarabi, d’Aristote, d’Avicenne et des théologiens» qui font de l’intellect agent une «intelligence séparée». Dans ses œuvres ultérieures – notamment dans les trois Opera –, il identifie l’intellect agent à Dieu. Cette évolution se retrouve dans sa conception de l’immortalité de l’âme – tour à tour fixée dans l’intellect agent puis dans l’intellect possible – et jusque dans son épistémologie générale, où, après avoir tenté d’accommoder la psychologie aristotélicienne à la doctrine augustinienne des «deux raisons» (supérieure et inférieure), il finit par placer dans l’intellect agent divin le principe unique de l’illumination de l’âme humaine, générateur d’une connaissance simultanément définie comme sagesse.

Les mathématiques et l’expérience

«Type accompli de l’augustinisme avicennisant» pour les uns, «aristotélicien néoplatonisant» pour les autres, Bacon échappe définitivement à toute classification dès qu’il s’adonne à la pratique effective des sciences. Mathématiques et langues sont pour lui les indispensables instruments de la réforme de l’organisation du savoir chrétien programmée dans les sept livres de l’Opus maius . Les mathématiques, parce que la nature opère selon les lois de la géométrie – la diffusion de la lumière, pensée comme «multiplication des espèces» selon «les lignes, les angles et les figures», est à la fois le modèle et l’illustration de la physique véritable. Les langues, parce que la sagesse des philosophes est le fruit d’une révélation dans l’histoire, qui suppose, pour le chrétien, la maîtrise d’au moins quatre langues: l’hébreu, le chaldéen, le grec, l’arabe.

À la fois mystique et rationaliste, Bacon voit d’emblée l’unité consubstantielle des sciences et de la théologie. C’est ainsi, par exemple, qu’on ne saurait expliquer le phénomène de l’arc-en-ciel sans combiner les données des mathématiques, de l’expérience et de l’exégèse, puisqu’elles nous en livrent respectivement les causes matérielle, efficiente et finale. La «science expérimentale» n’en reste pas moins le couronnement de toutes les sciences de la nature, car, si les mathématiques sont pour ainsi dire ancrées dans la réalité, seule l’expérience peut nous «faire voir» la loi géométrique enveloppée dans les phénomènes. Encore cet «examen» des phénomènes n’est-il pas un simple inventaire passif. En les provoquant, en les faisant varier, l’expérimentateur oblige la nature à se «montrer». Confirmant les sciences spéculatives, l’expérience conduit aussi à l’innovation technologique. La machine apparaît alors comme l’instrumentation humaine de la nature. La réforme des études théologiques souhaitée par Bacon livre ici son sens véritable: c’est une réforme de la société chrétienne par la science et la sagesse. Si les sept vices de la théologie exposés dans l’Opus minus se ramènent finalement à deux – l’ignorance des sciences et les erreurs d’exégèse –, cette double dénonciation en implique une autre, dont le point d’application est social et ecclésial: celle de la «corruption des états du monde», de l’«impéritie des théologiens» et de la «démission des séculiers».

L’apport principal de Roger Bacon: sa logique et sa philosophie du langage

De toutes les faiblesses de la société chrétienne, c’est, cependant, l’incapacité des jeunes théologiens mendiants à fonder l’exégèse sur une connaissance approfondie des langues qui répugne le plus à Bacon. Il n’a jamais assez de mots pour stigmatiser la «bêtise» et la «frivolité» de ses contemporains en matière de linguistique et de logique. C’est cette hargne polémique qui lui fait composer à intervalles réguliers traités et opuscules logiques (Summulae dialectices , Summa de sophismatibus et distinctionibus , Opus puerorum , De signis ), qui restent incontestablement le meilleur et le plus fort de son œuvre de savant.

Marquée par quarante années de polémiques universitaires ou d’antagonismes personnels, placée au carrefour du modisme parisien et du terminisme d’Oxford, la logique baconienne se développe contre toutes les écoles. Sa thèse principale est que les noms sont originairement institués («imposés») pour «appeler» des individus et non des formes générales. Bacon rejette la théorie parisienne de la «supposition naturelle», qui interprète l’appellation comme la restriction de la référence omnitemporelle du sujet par le temps verbal du prédicat. Pour lui, l’appellation n’est pas une propriété déterminée par le contexte propositionnel: c’est une propriété originaire. Un nom qui n’«appelle» rien n’a pas de signification ou, s’il en a une, elle est équivoque. La signification va de pair avec la force appellative. Elle n’est pas «donnée» une fois pour toutes. La seconde thèse fondamentale est que le simple ordre des mots ne suffit pas à déterminer automatiquement les relations syntactico-sémantiques entre les termes (l’«inclusion»). Le logicien ne doit pas s’intéresser au seul niveau horizontal de la phrase réalisée («prononcée»), il doit aussi considérer les relations verticales entre les différents «engendrements» successifs qui, du plan mental au plan verbal, concourent à la production d’un discours (generatio sermonis ). La troisième thèse baconienne, qui résulte des deux précédentes, dévoile une dimension pragmatique du langage: rejetant à la fois la notion de détermination contextuelle automatique du sujet par le prédicat et l’hypothèse d’une fixité de la signification des noms garantie par l’«imposition originaire» du «premier instituteur» (Adam), Bacon montre que les contextes propositionnels ne sont que des «incitations» (causes «occasionnelles») à «ré-imposer» les noms dans le sens suggéré ou impliqué par les différentes situations linguistiques et extralinguistiques proposées au locuteur. De ce fait, chaque locuteur peut et doit être considéré comme le «premier inventeur du langage». L’imposition originaire des noms recommence chaque fois que deux personnes se parlent. Cet occasionnalisme linguistique, qui fait de chaque locuteur un impositeur, permet de justifier logiquement le thème traditionnel de l’origine «conventionnelle» du langage – tout acte de communication est un pacte linguistique – et de motiver philosophiquement la recherche historique et philologique sur l’évolution des langues – toute langue a une histoire. En dernière analyse, c’est la liberté humaine qui fonde et garantit la rationalité du langage dans le mouvement de ses altérations. Si l’usage a force de loi, c’est uniquement parce qu’il ne réclame que la rationalité de celui à qui l’on s’adresse.

On le voit, c’est dans le domaine de la philosophie du langage que Bacon a le mieux concilié son triple goût pour l’empirisme, la critique et la spéculation. Unique réalisation détaillée du programme esquissé dans l’Opus maius , sa logique fait de lui ce «plus lointain contemporain» que l’historiographie a souvent cherché vainement dans une «voie» alchimique et astrologique où son originalité était, à coup sûr, moindre.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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